Par KOFFI N’dri Jean
« L’État contemporain [est] comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé- la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où 1’État le tolère : celle-ci passe donc pour l’unique source du "droit" à la violence »2.
La privatisation de la sécurité, les services privés policiers doivent-ils être vus comme une menace pour l’Etat ? Le fait de commercialiser des services n’est-il pas réducteur de la sécurité publique comme fonction souveraine de l’État et la légitimité de l’agent de police comme du pouvoir politique et assujetti, de manière plus étendue, au peuple ? Quels sont les effets de la commercialisation des services de police sur l’aspect démocratique des institutions publiques de sécurité ?
Professeure de sciences politiques à l’Université Irvine de Californie, Deborah Denise Avant a publié un livre en 2005 sur la privatisation de la sécurité et son impact sur la capacité d’un Etat à résoudre les conflits ou les crises. Dans ses recherches, elle a mis en garde contre les dangers de la sollicitation massive et constante des sociétés militaires privées pour l’autonomie stratégique du pays demandeur (client). Ces entreprises sont obnubilées par la dynamique des profits et des résultats, et leurs intérêts s’opposent presque toujours à ceux de l'État. Elle précise que « le fait que les Etats-Unis, la Grande Bretagne, l'Australie, les Nations-Unies louent des services privés de sécurité, peut réduire le contrôle de l'Etat sur son propre territoire national et par la suite compliquer la résolution du conflit »3.
Pour conclure, elle alerte les Etats contre les dangers de la mondialisation et d’une privatisation excessive. Elle souhaite le cloisonnement étanche entre le public et le privé, et encourage la sauvegarde de la souveraineté nationale dans le domaine de la sécurité.
En effet, le recours à ses forces privées, peut engendrer les dangers suivants :
• La première menace que nous pouvons évoquer est que ces entreprises peuvent faire faillite. Une société engagée aux côtés des forces régulières qui se verrait en faillite ne mettrait-elle pas en danger la mission militaire ?
• Le second danger à considérer est la fiabilité à long terme de celles-ci. Les entreprises militaires privées opèrent sur un marché hautement concurrentiel. Des fusions et acquisitions périodiques interrompaient la vie de ces sociétés.
Par conséquent, la société américaine Military Professional Resources Inc (MPRI) s’est vu racheter par le géant de l’électronique L3, qui a également fusionné avec Titan Corp. Le danger est minime quand les sociétés rachetées sont rattachées à un même pays. En revanche, lorsque la nationalité est différente, le pays client peut être confronté à des changements de politique.
• Le troisième point important concerne l’objectif principal de ces sociétés. En fait, bien que ces sociétés soient parfois animées par des idéaux démocratiques, elles recherchent avant tout le profit.
Les Sociétés militaires Privées (SMP) sont des entreprises commerciales à la recherche de gains. Elles s’alimentent sur la base des conflits mondiaux. En raison des deux conflits en Irak et en Afghanistan, celles qui ont été sollicitées ont en effet connu une prospérité financière sans précédent. En termes de recherche de maximisation du profit, la motivation économique de ces groupes privés peut représenter une grande difficulté, car elle obstrue les fins politiques de l’État client.
• La quatrième menace est la subordination de l’armée au secteur du privé.
Dwight Eisenhower disait :
« Nous devons nous prémunir contre l’influence illégitime que le complexe militaro-industriel tente d'acquérir, ouvertement ou de manière cachée »4.
En outre, il y a aussi la frustration des forces armées régulières car les traitements de faveur sont différents. Aussi, cette promiscuité, cette obligation de vivre côte à côte, peut susciter des conflits d’intérêts entre civils et militaires. De plus, les actions de ces groupes privés peuvent également changer l’opinion publique sur le rôle et même l'utilité des institutions militaires. Face au phénomène de privatisation, Peter Warren Singer n’a pas hésité à évoquer l’échec de l'armée nationale.
Selon lui, le remplacement des militaires par des prestataires dans les tâches quotidiennes (déminage, ingénierie, renseignement) peut être admis comme un échec cuisant. Il évoque précisément le danger de la position des militaires dans la société6. Il opte pour des mots véhéments afin de marquer les esprits et d’avertir les Etats à la menace de la privatisation irréfléchie.
Toutefois, et au regard de ce qui précède, quel recours pour les Etats ?
Les entreprises militaires privées sont devenues des acteurs clés des opérations politiques et militaires. Comme examiné dans cette section, le recours aux services d'entreprises militaires privées peut constituer un danger pour la souveraineté nationale. Elles doivent être sollicitées avec prudence. En fait, le secteur privé peut menacer les relations militaro-civiles, mais il peut aussi saper la politique étrangère des Etats. Face à l’émergence de telles normes qui se produisent sur ces entreprises, les Etats doivent réagir, mettre des limites, de sorte que ces forces privées n’empiètent pas sur leur légitimité.
Jusqu’à preuve du contraire, l’Etat dispose du monopole de la violence légitime. En vertu de cette prérogative, les Etats sont donc les garants des missions de défenses collectives. Ils détiennent l’exclusivité de l’usage de la force, souvent au désavantage d’individus qui ont perdu le contrôle de leurs propres défenses. Le monopole de la violence légale est donc similaire à une règle internationale, acceptée car utile aux pays en quête de légitimité. Par conséquent, les Etats doivent agir selon ces principes, ce qui limiterait l’énorme champ d’action des sociétés privées dont les méthodes sont souvent répréhensibles outrepassant ainsi leurs prérogatives.
Aussi, selon les méthodes théoriques et les concepts normatifs des relations internationales, la privatisation de la sécurité et de la défense nationale semble constituer une évolution inévitable des relations internationales. Ce processus de privatisation ne sera imposé qu’aux pays qui ne connaissent pas ou ne veulent pas en reconnaître les aspects irrémédiables. L’utilisation des forces privées a commencé aux États-Unis dans les années 1960 et est maintenant devenue une norme mondiale. Bien qu'il s’agisse d’une norme internationale, deux outils réglementaires sont possibles au niveau interne et international.
Au plan interne, il faut une supervision au niveau des politiques internes nationales.
Effectivement, les sociétés militaires privées sont une force motrice pour les pays d’agir en marge de la politique officielle. Ces actions ne sont possibles que s'il existe une relation de confiance entre ces entreprises et l’Etat. Selon nous, la privatisation de l’État n’est pas le signe du déclin d’un État souverain, mais un redéploiement de l’État dans la sphère privée. On assiste juste à la privatisation du pays. Il n’est plus aisé de dissocier les affaires publiques des affaires privées. En témoigne le nombre croissant de hauts fonctionnaires retraités dans la direction des sociétés de sécurité privées. Cet épiphénomène est spécialement évident aux États-Unis et au Royaume-Uni. Pour que la coopération publique-privé soit pertinente, il est nécessaire que les forces privées ne soient pas entièrement autonomes.
Au plan international, il faut une régulation de celles-ci par le droit international.
Pour Jean-Jacques ROCHE, l’ONU envisage le recours aux forces privées pour un déploiement rapide7. Ce choix pose clairement la question subtile du cadre juridique imposé aux entreprises militaires privées. Par conséquent, le Secrétariat général des Nations Unies pourra être à l’avenir, l’origine de la réglementation de ces sociétés privées.
Cette initiative du Secrétariat général de l’ONU sera liée à la Convention internationale contre le recrutement, l'utilisation, le financement et la formation de mercenaires, adoptée le 4 décembre 1989.
En sus de la substance de ce texte significatif, le nombre de signataires revêt une grande importance pour les caractéristiques juridiques des mercenaires entrepreneurs. Jusqu'à présent, près de cinquante États ont signé la convention. Ces deux mesures participent non seulement à l'encadrement du marché des armes, mais répondent également à la volonté des nouveaux entrepreneurs de se débarrasser de l'étiquette douteuse d'anciens mercenaires.
2 Idem
3 AVANT Deborah, D, The market for force : the consequences of privatizing security, Cambridge University Press, 2005, 302 pages.
4 EISENHOWER, D, militaire et 34e président américain, Discours de fin de mandat, 17 janvier 1961
5 BRICET des VALLONS Georges-Henri, « Irak, terre mercenaire, les armées privées remplacent les troupes américaines », Favre, 2009, 268 p.
6 SINGER Peter Warren, Corporate Warriors, The Rise of the Privatized Military Industry, Cornell, Cornell University Press, 2003, p. 197-198.
7 ROCHE Jean-Jacques, « Insécurité Publiques, Sécurité Privée - Essais sur les nouveaux mercenaires »
8 Texte disponible entièrement à l'adresse : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/afdi 0066-3085 1990 n° 36 1 2978